Édito | Décembre 2024

Le silence tue. Transmettons les histoires.

J’essaie de m’en souvenir, mais je n’y arrive pas. Comme beaucoup des personnes LGBTQIA+ de ma génération, je n’y étais pas. Pourtant, d’aussi loin que je me rappelle, le VIH/SIDA a toujours plané au-dessus de nos communautés. Nous avons grandi et construit nos identités et nos sexualités avec cette nébuleuse contre laquelle nous avons été mis·es en garde, mais que nous ne comprenions pas forcément. Non seulement parce que nous n’y étions pas, mais parce que le silence peut encore parfois régner. Pour contrer cet effet, engageons-nous dans des transmissions de souvenirs et d’histoires, pas seulement le 1er décembre – la Journée Mondiale du VIH/SIDA qui succède la Journée du Souvenir Trans du 20 novembre – mais bien toute l’année.

Enfant de neuf ou dix ans, je me souviens mettre une cassette VHS dans le magnétoscope pour regarder ce film enregistré par mes parents. Au côté de La Belle au Bois Dormant et Pocahontas, le film Philadelphia de 1993 contrastait grandement, sans l’ombre d’un doute. L’histoire d’amour balayée par la pandémie et ses scènes difficiles, un sujet tabou en ce temps aussi… Je pense qu’il est important de dire que je m’en souviens. Le film m’a marqué et, d’une certaine manière, la période que je n’ai pas connue me suivait dès cet instant, alors même que je ne savais rien de qui j’étais, ni de ce qui m’avait précédé. Je ne me souviens que d’avoir pleuré sans vraiment comprendre pourquoi.

Le pandémie VIH/SIDA des années 80 a aussi marqué les générations des millennials et de la Gen. Z (comme on dit), mais elles n’en ont principalement que des réminiscences indirectes émanant de la mémoire collective et de la génération précédente qui a vu (de près ou de loin) l’apparition de la maladie. Ce qui était d’abord appelé le « cancer gay » a décimé un nombre incalculable de personnes. Je ne peux m’empêcher de penser en termes de possibilités et de transmissions de savoirs, des familles choisies, mais aussi des héritages que nous avons perdus quand tant de personnes LGBTQIA+ ont disparu avant nous. Lorsque je me tourne vers mes ainé·e·s de la communauté LGBTQIA+ qui sont là aujourd’hui, je me rappelle toutes ces histoires qui peuvent être transmises, ces personnes qui se sont battues contre le silence et les discriminations, avant même que nous ne soyons né·e·s.

Aujourd’hui, bien que le film soit important, nous pouvons troquer Philadelphia pour d’autres représentations culturelles. Les séries télévisées comme Pose ou Merlí Sapere Aude, ou encore le film 120 Battements par Minute nous ancrent davantage dans les potentialités de l’entre-aide, de la communauté, de l’amitié, de la résistance face à la maladie et aux discriminations.

J’entends encore les mots de la pièce de théâtre Hurler à la mer du Collectif les Bastards, à Liège, il y a quelques an- nées. De nouvelles générations font échos aux anciennes pour casser le silence. Pour tuer le silence. Transmettre des histoires – pour contrer les transmissions du VIH et contrer la stigmatisation des personnes qui vivent avec.

Depuis les années 80 et 90, depuis Philadelphia, il y a eu des luttes pour les droits et de la résistance. Il y a eu des avancées médicales, aussi. Le traitement contre le VIH permet d’être indétectable et intransmissible. Le traitement PreP est aussi une avancée notoire. Le contexte contemporain apporte d’autres réflexions, d’autres représentations, d’autres constats sur lesquelles se sont aussi penché·e·s certain·e·s intervenant·e·s de ce numéro du MACazine : notre partenaire santé le Centre S, les artistes de l’exposition du mois de décembre, Alexane Palm et son étude sur le chemsex, notamment…

Pour ma part, je retiens aussi les mots d’un personnage de la série britannique It’s a Sin, où il est dit que le silence et la honte sont en réalité les racines mortifères de la pandémie. Nos histoires sont imprégnées de luttes incessantes contre la honte, où la fierté a été érigée en tant qu’arme de défense et de résistance. Pour cette Journée Mondiale et en cette fin d’année, je nous invite à nous remémorer notre passé et notre présent pour un avenir commun. Le silence et la honte doivent continuer d’être brisés. Je rêve d’un monde où la sexualité est du domaine de la liberté et du plaisir éclairé, et non un terrain où l’on se sent menacé·e. Je me réjouis d’un demain où la santé sera pour tous·tes et où les stigmates du passé ne nous paralysent pas, mais nous invitent plutôt à nous lier. Pour qu’aujourd’hui devienne à son tour un souvenir, une histoire que ma génération pourra transmettre, avec émotion mais aussi fierté.

Continuons de lutter ensemble, faisons des dépistages et controns la honte, le silence et la sérophobie en collectivité. Nous remercions chaleureusement nos partenaires du Centre S pour leur présence indéfectible à nos événements et nous nous réjouissons déjà de participer à leur Cabaret annuel. Car oui, la joie, l’art et la fête ont continué d’être nos armes de prédilection. Et cet héritage, qu’importe la génération, sera pour toujours protégé. 

Bastien Bomans, Président