Édito | Juin 2024

L’image est encore claire dans mon esprit. Je devais avoir 16 ou 17 ans, et je marchais, comme souvent, perdu dans mes pensées. C’est au détour de la Place Saint-Etienne que j’y ai songé. « Imagine si tu devenais activiste, que c’était ça, ta vocation. » De manière assez stéréotypée, je me voyais tenant fièrement le drapeau arc-en-ciel dans une marche des fiertés imaginée, la bouche criant l’un ou l’autre slogan dans une foule inconnue. Cette époque était celle des coming-outs difficiles, des moqueries plus ou moins subtiles à l’école, de l’ostracisation de la différence, de la colère et de la difficulté d’être seul. De se sentir seul. D’être face à soi-même. C’est aussi l’époque de la sombre découverte d’Ihsane Jarfi, retrouvé dans un champ non loin d’où j’habitais – une horreur à proximité d’une violence au nom encore imprononçable – et dont l’histoire cristallise les stigmas d’une société qui, encore, nous met en danger. La peur. Le climat de peur.

Première année d’université, 18 ans. Je grandis et m’épanouis dans la ville. J’apprends à la connaître et, par la même, à me connaître. C’est une journée assez banale où, accompagné de deux ou trois amies, nous allons faire don de notre sang. Pour ma part, c’est la première fois, et l’insistance du besoin de renflouer les stocks me convainc de prendre part à l’initiative. C’est en lisant les conditions que ma vision se trouble, et que je dois m’y prendre à plusieurs reprises pour être certain de ne pas avoir mal lu : interdiction de donner son sang pour « les hommes qui ont des rapports avec d’autres hommes ». Peinant à y croire, je demande à l’infirmière de me confirmer l’information et qui, assez gênée, me répond : « Désolé, mais vous ne pouvez pas. » Pris d’une bouffée de chaleur, j’abandonne mes amies pour aller prendre l’air. Là où je connaissais la violence de l’homophobie dans les interactions, je n’avais pas encore été confronté à sa forme institutionnalisée – à une exclusion légalisée qui évoque l’héritage d’une stigmatisation historique et en miroite bon nombre d’autres. Je me dirige alors au SIPS pour en parler, là où mes résultats d’IST et d’MST étaient revenus (négatifs) deux semaines plus tôt – l’argument n’a pas eu l’effet escompté face à la phrase inquisitrice sur le papier. J’explique alors, en état de choc, la situation à la personne assurant les permanences. L’accueillante m’écoute, me rassure, et m’oriente. Elle m’invite à aller rencontrer les personnes de la Maison Arc-en-Ciel de Liège. Pour la première fois, j’ouvre la porte et laisse de côté cette peur qui, encore, me hantait.

Il y a quelques jours, j’ai été élu président de la Maison Arc-en-Ciel de Liège. Une nouvelle position qui me réjouit et pour laquelle je ne peux exprimer toute la reconnaissance que j’éprouve. Je remercie les personnes qui ont eu confiance en moi et qui, même si elles me sont parfois compliquées à entendre, n’ont eu que de belles paroles à mon égard. C’est avec Alice, notre Vice-présidente, incomparable tisseuse de soie à la pédagogie proactive, que nous nous assurerons ensemble que la Maison puisse continuer de parler au plus large spectre possible de personnes, en perpétuant et réaffirmant en son sein ses va- leurs d’ouverture, de dialogue, de pluralité, de soutien, de respect et de joie. Je me réjouis également de travailler avec les autres membres de cet Organe d’Administration flambant neuf – Constance, Kenny, Pascal, Jonathan, David, Sébastien – des amitiés déjà bien établies et d’autres à construire. Bientôt, l’OA s’agrandira encore, et ce, pour que les perspectives différentes nous enrichissent encore davantage. La Maison ne serait rien sans celles et ceux qui la font vivre. Je remercie les employé.e.s de la MAC – Sébastien, Marvin, Georgiane, Thomas, Camille et Sirius – pour ce travail quotidien qui, souvent pourtant, manque de visibilité et dont l’importance concrète reste sous-évaluée. Je tiens également à remercier mon prédécesseur, Cyrille, qui a donné corps et âme à l’association depuis de nombreuses années. J’ai également énormément appris au cours de cette dernière année grâce à Erynn, et Sevy, et je ne serais pas là où je suis si Bastien ne m’avait pas poussé à rejoindre l’OA de la Maison il y a un an et si l’Assemblée n’avait pas cru en moi.

Pour être tout à fait honnête, la peur ne m’a jamais vraiment quitté depuis mon adolescence. Les violences homophobes et transphobes sont encore bien présentes, et du reste, ne décroissent pas comme on pourrait l’imaginer. Lorsque les premières discussions quant à la présidence de la MAC se sont posées et que certains regards se sont tournés vers moi, j’avais peur. Peur de ne pas être à la hauteur. Peur de ne pas être assez expérimenté. Peur d’être seul face aux vagues et aux défis qui se profilent à l’horizon. Peur d’être seul. Oui, cette peur nous colle à la peau. La différence entre le Bastien adolescent et celui de maintenant est qu’il n’est plus seul face à ses pensées. L’image imaginée auparavant était biaisée, et avec le temps se sont dessinés dans la foule les visages des personnes qui m’en- tourent, m’ont soutenu et me soutiennent sur ce chemin. Ma famille, des ami.e.s, des collègues… Mon amoureux qui, plus que souvent, est en première ligne face à mes incertitudes et est devenu maître dans l’art de savoir comment les calmer. Tous leurs visages sont à présent ancrés sur l’image, et d’autres encore s’y ajouteront sûrement. Nous continuerons donc dans la lutte contre ces peurs. Les LGBTQIA+phobies sont, on l’oublie parfois, liées à la peur, enracinée dans la haine de l’autre qui conduit à la violence, mais aussi, à la haine de soi. La peur de la différence peut disparaître en certains lieux, j’en suis convaincu. Ce nouveau rôle qui m’a été attribué n’est pas une consécration en soi, mais se situe dans la continuité de ce en quoi je crois : la possibilité de nouer des liens empathiques forts, d’apprendre les un.e.s des autres et de rassembler, non pas malgré mais bien grâce à nos différences. La Maison Arc-en-Ciel a été et sera l’un de ces lieux de sensibilisation, de démystification et de connexion, pour que toute per- sonne qui se sente seule dans sa tête ne le traduise pas dans sa réalité. Pour que chaque personne – quelle que soit sa propre expérience, quelles que soient ses peurs, ses incertitudes, ses questionnements – puisse voir l’image dans toute la beauté de sa vaste étendue et de sa pluralité.

■ Bastien Bomans,
Président de la Maison Arc-en-Ciel de Liège