Entretien avec Hassan Jarfi
Certains pays musulmans appliquent une version littérale de la charia dans laquelle la sodomie est considérée comme un crime punissable par la lapidation. Entretien avec Hassan Jarfi, ancien professeur de religion islamique et père du défunt Ihsane, assassiné à Liège en 2012 à cause de son homosexualité. Un regard posé sur la relation entre la religion et l’homosexualité.
Pourriez-vous nous expliquer ce que dit exactement l’islam au sujet de l’homosexualité, est-ce un péché ?
Hassan Jarfi : En guise de préambule, je tiens à avertir le lecteur que ma réponse va balancer entre deux tendances actuelles face aux textes religieux, pour justifier les différentes positions par rapport à l’homosexualité. Il n’y a donc pas d’unanimité en Islam vu que les schismes ont toujours existé depuis la mort du Prophète en 632, et qu’il serait grave de comprendre que les Musulmans voient, du même œil, une réalité sociale et humaine plurielle et diversifiée.
En effet, deux courants majeurs divisent la pensée islamique, le premier comprend les textes au premier degré, exotérique et le second utilise des moyens scientifiques pour en dégager le sens et renforcer sa foi.
Quand on parle de l’Islam, on fait intervenir les quatre éléments qui constituent sa Loi : Le Coran, la tradition, l’analogie et le consensus.
Si on se réfère au Coran, qui est pour nous la parole révélée de Dieu, et qui ne peut faire l’objet d’aucun doute, des versets condamnent la pratique de la sodomie, comme elle l’est dans les autres religions monothéistes.
Après Le Coran, vient la Tradition du Prophète (La Sounna), qui englobe les paroles, les actes et les silences (accords tacites) du Prophète. Sa particularité est qu’elle ne fait pas l’unanimité comme Le Coran, puisqu’elle contient des degrés de certitude, voire des refus pour une partie selon qu’on soit sunnite ou chiite. Certains califes avaient interdit son usage de peur qu’elle ne soit confondue avec la Révélation. Mais les siècles suivants vont lui donner pourtant une place aussi importante que le Coran, puisqu’elle vient au deuxième rang en tant que source de la loi.
Sans nous attarder sur les particularités historiques de la tradition, on trouvera certains textes, qui rejoignent Le Coran et condamnent la sodomie, et non “l’homosexualité” puisque ce nom, n’a été découvert qu’à la fin du siècle dernier. Or il existe bien une différence entre l’homosexualité (qui est un état) et la sodomie (qui est une pratique).
« Croyez-vous qu’il suffit de faire la prière pour être un bon musulman quand on ment, qu’on va dealer, etc. ? La religion, c’est d’abord le comportement avant le rituel, ça, c’est la cerise sur le gâteau. » Hassan Jarfi.
Le musulman se posera facilement la question de savoir comment un texte coranique peut condamner un homme pour un état dont il n’est pas responsable. Autrement dit, il y a un conflit entre “le bon sens” et la
“Parole divine ou prophétique” et seule l’Interprétation viendra atténuer comme c’est le cas pour les versets anthropomorphiques. Averroès, parmi tant d’autres humanistes comme Tawhidi, a développé cette proposition dans son Traité décisif.
Pour des raisons de leader-ship, les hommes qui souhaitent faire de la religion une profession (Rijal
Ad–Dine), avaient codifié la Révélation par la construction des barrières contre tout effort de réflexion personnel, afin d’écarter leurs ennemis (les penseurs, philosophes etc.) et imposer leur propre pouvoir à la communauté. Par ce pouvoir politico-religieux, ils se sont érigés en clergé éclairé par la sacralité de la religion et ont fait de la religion “une chasse gardée” interdite aux profanes rabaissés au grade de “MOUQALLID” imitateurs et exécutants. Alors qu’ils s’attribuent le noble qualificatif « d’Oulémas » (savants) en se positionnant comme “héritiers de la Prophétie” et inventent “l’accord de la Communauté” (Ijma’ al-oumma) ; un consensus qui n’a jamais existé sauf dans les textes de ce clergé et qui deviendra, à son tour, la quatrième source de la loi islamique après l’analogie : L’imam Dhahabi (mort en 748) a écrit dans Al Kabâ’ir (p. 201) : “Les musulmans sont en consensus sur le fait que l’homosexualité fait partie des grands péchés”.
Le Coran ne pose pas de problème au croyant, mais son interprétation par le clergé s’oppose à la Foi, dans la prédestination, selon laquelle “tout être est orienté vers ce que Dieu lui a attribué comme état” : sexe, parents, naissance, mort, je veux dire tous les états qui échappent à la volonté humaine. Or puisque l’homosexualité n’est pas un choix, pourquoi la condamner alors qu’elle n’est pas volontaire ?
Dans le respect du droit à la vie, et à la dignité de tout être humain selon ses propres choix, le clergé devra actualiser sa vision du monde sur une série de réalités s’il veut garder son pouvoir “ibrant”. D’autant plus que nous présentons ci-dessous quelques pistes de réflexions dans le but de séparer le sacré du profane :
A. L’interdiction de l’homosexualité dans Le Coran est identique aux autres croyances monothéistes.
Le Coran reprend des récits bibliques, qui demandent un véritable retour au contexte historique pour faciliter leur approche, l’usage de la langue sera d’un secours appréciable. Ceci nous pousse à nous demander si les homosexuels n’ont jamais existé au temps du Prophète de l’islam, car cette époque qui a connu la Révélation et la présence du Prophète est qualifiée de “pure”.
B. Comment cette époque (pure) a-t-elle pu les intégrer ?
Le contexte historique démontre bien que des hommes qualifiés de “MOUKHANNATE” c’est-à-dire ayant une gestuelle, un discours et une personnalité féminine avaient bien existé du temps du Prophète sans être inquiétés. Certains avaient également des responsabilités dans la société, comme “ANJACHA” en présence de qui, les femmes n’avaient pas l’obligation de se voiler.
Rappelons que l’Islam est né dans une société orale, où les poètes avaient la fonction de l’information, ils relataient les évènements des tribus, la vie quotidienne, il suffit pour cela d’étudier les genres poétiques (aghrad achi’r) pour s’en apercevoir. Ces documents/poèmes nous informent sur l’existence ordinaire de personnes différentes par leur orientation sexuelle.
« Nous, les musulmans, nous voulons un islam qui respecte les valeurs universelles, tout simplement, les droits de l’homme. Nous devons avoir une lecture contemporaine de l’islam, avec un regard du XXIe siècle, à la lumière des droits de l’homme. Et cette lumière-là, elle impose ce que beaucoup de pays musulmans ont déjà accepté, mais sans le crier très fort, c’est l’égalité de l’homme et de la femme, c’est le refus de marier les petites filles de huit ans que certains pays acceptent en ignorant
les viols… » Hassan Jarfi.
L’islam – comme les autres religions – a ses interdits, qui sont respectés de manière subjective. Prenons quelques interdits, comme la désobéissance aux parents, la consommation d’alcool, le mensonge, le vol, le meurtre, l’adultère, la drogue, les relations sexuelles en dehors du mariage qui sont interdits dans l’Islam. Il est évident que tous les musulmans ne respectent pas ces interdits et personne ne se sent offusqué. Pourtant, la foule lyncherait facilement un homme qui aurait un comportement efféminé et fermera les yeux sur un assassin, ou un criminel. Cette double mesure, prouve bien que le musulman classe sa réaction en fonction de la société dans laquelle il vit et non selon les principes religieux, ce qui renforce l’explication sociale et non-religieuse même si le prétexte invoqué reste la religion.
On a, d’un côté, le clergé qui demande aux musulmans d’adopter une attitude de haine et de rejet des homosexuels. Et de l’autre, le bon sens et la raison qui font sortir cette demande de la compétence religieuse.
La sanction religieuse qui s’oppose au bon sens, cherche sa protection dans des textes religieux (divins) interprétés pour l’occasion. Interprétation humaine qualifiée par certains penseurs de “chizophrénie culturelle”, car elle va contre “la réalité et la foi” en ignorant le contexte linguistique au passage. Car ils disent : “Dieu est précis dans Sa création et il l’est également dans Sa parole” où chaque mot mérite une analyse philologique et contextuelle.
Il s’agit de faire une lecture dynamique qui demande un effort raisonnant, “la théologie, c’est l’intelligence de la foi à l’épreuve du temps”, soutient Mohamed Arkoune.
Dans ce cadre, le clergé musulman perdrait sa sacralité en réintégrant son champ social en tant qu’acteur, rendant à l’individu son droit de penser, libre de toute contrainte répressive, ce qui permettrait une interprétation sémantique et historique sous l’éclairage de la philologie des versets tels que : “Vous avez commis une turpitude qu’aucun peuple avant vous n’a commise”. Cette turpitude-là, c’est le fait de s’être attaqué à des voyageurs qui sont venus demander l’hospitalité (sacrée socialement) et non l’homosexualité (terme inconnu à cette époque) puisque la pratique sexuelle ne faisait l’objet d’aucune distinction depuis l’Antiquité.
Comment, en tant que musulman, percevez-vous l’homosexualité ?
Je trouve dommage que nous devions parler d’homosexualité aujourd’hui, car il ne doit pas y avoir de problème où de différence en relation avec l’homosexualité. Il y a des gens. Chacun vit de la manière qu’il souhaite et qu’on arrête un peu cette distinction entre homos, hétéro, lesbienne, trans, etc. Si l’on parle aujourd’hui de l’homosexualité, c’est parce que les homosexuels sont discriminés, agressés. Si ce n’était pas le cas, on n’en parlerait pas. Chacun vivrait de façon normale. On peut y arriver, mais il ne faut pas rester inactif. Il faut avoir un objectif en tête, militer pour les valeurs universelles, ça doit faire partie de mon mode de vie. Dès le moment où l’on ferme les yeux et négligeons de répandre ces valeurs universelles, on risque des surprises. Ceux qui ont tué Ihsane, c’est le fruit de la société, c’est des gens d’ici, pas des gens dans les mosquées. C’est des gens comme tout le monde. Cela signifie que cette façon de penser, elle existe dans la société dans laquelle nous vivons. Pas la petite société de la communauté musulmane et c’est là où il faut mener le combat. Parce que les musulmans savent très bien que l’alcool est interdit et il y en a qui boivent et qui sont acceptés. Ils savent très bien que les braquages sont interdits et il y en a qui braquent et qui sont acceptés. Il y a beaucoup de choses qui ne doivent pas exister, mais qui existent quand même et cela ne fait pas de leurs auteurs des gens rejetés par la communauté musulmane.
D’un côté, on permet beaucoup de choses et d’un autre, on se braque sur l’homosexualité comme étant quelque chose de grave, un grand péché que l’on dramatise. Il faudrait un classement des valeurs. Est-ce que l’homosexualité est une faute ? Est-ce une maladie, un péché, une turpitude ?… Des questions politiques qui détournent les esprits opposants vers des dérivations au nom de la religion.
La Tunisie a fait un grand effort. Le président du mouvement radical de la renaissance, a déclaré qu’il ne nous appartenait pas d’aller espionner les gens et ce qu’ils font derrière leur porte. C’est déjà un pas.
Ces derniers temps, on peut lire régulièrement dans la presse que des exactions ont lieu à l’encontre des homosexuels. Que diriez-vous aux personnes qui justifient par la religion des actes de violence à l’encontre des homosexuels ?
Un retour au Coran. Un retour à la tradition authentique du Prophète, avec un regard dynamique.
Averroès dit qu’à partir du moment où vous avez un texte qui dit quelque chose qui est contraire au bon sens, vous devez l’interpréter. La plupart des imams qui commencent leur formation en tant qu’imam commencent par l’étude d’un livre d’Averroès, qui s’appelle le “Début de l’effort” intellectuel.
Si on fait l’effort de s’adapter au contexte d’aujourd’hui en supprimant certaines lois, on peut faire l’effort pour toute une série de comportements. Par exemple, quels sont les pays qui coupent la main des voleurs aujourd’hui ? Pratiquement plus. Ces pays-là, qui sont musulmans, ont fait un effort et n’appliquent plus cette loi qui se trouve dans Le Coran. Comme ils ont fait un effort pour cette loi-là, ils peuvent faire un effort pour d’autres lois. Même s’ils arrivent à prouver que l’homosexualité est interdite, moi, je leur poserai la question de savoir s’ils sont d’accord avec la mort de mon fils. S’ils ne sont pas d’accord, que faudrait-il faire pour que cela ne se reproduise plus ? La réponse est de lutter contre l’homophobie.
Heureusement qu’il y a des lois, si quelqu’un se trouve homophobe, il sait que la loi est là pour le punir s’il transgresse la limite en allant par exemple attaquer quelqu’un qui est différent de lui. Malheureusement dans certains pays, la loi n’a pas changé et c’est ce qui encourage la mentalité à revenir de plus en plus en arrière. Dans certains pays, on voit à nouveau la notion de blasphème, les relations sexuelles en dehors des liens du mariage, etc. Or il faut arriver à l’émancipation de l’homme.
Je suis heureux de pouvoir vivre en Belgique parce qu’il y a pas mal de libertés et responsabilités. C’est un pays de droit qui protège les gens, qui interdit les infractions. Heureusement que la loi est là pour faire respecter les valeurs et l’éthique quand l’éthique religieuse n’est pas citoyenne.
Propos recueillis par Manuel Magalon
Image 1: De l’amour chez les Arabes (par le peintre-miniaturiste, Al-Wâssiti de Baghdad, Xè siècle).
Image 2 : Photo : DR.